« Là, on a va avoir trois jours de Mistral : pour le poisson ça va être compliqué. » Guillaume Sourrieu a un vivier sous ses pieds, au propre et au figuré. L’Épuisette est comme posée sur pilotis, accrochée aux rochers du Vallon des Auffes. Il y a quelques semaines, les vagues furieuses avaient même emporté les vitres et dévalé l’escalier. C’est là tout le charme de la maison où l’iode omniprésente parfume l’espace et les assiettes. Chaque matin, Frédéric Rossi rentre au port, passe devant sa fenêtre et lui livre ses rougets. Pour de vrai. Le chef enfile sa combi et pique une tête après le service. Authentique. La carte postale est bien réelle.
Guillaume a toujours pris de la distance par rapport à son métier. En perpétuelle réflexion, celui qui « habite » l’Épuisette depuis bientôt 20 ans se pose régulièrement pour faire le point et continuer d’avancer : « Comment se bonifier, comment durer, comment faire en sorte que la maison bouge, que l’évolution soit constante. De l’efficacité mais dans la discrétion. » Ce n’est pas son caractère d’être trop présent, pour autant le chef est bien dans ses baskets et préserve un équilibre personnel qui donne toute sa stabilité au parcours.
« Je suis un homme heureux qui fait toujours son métier par passion. »
« J’étais timide mais je ne le suis plus ! »
« J’ai fait ce choix de rester dans ma cuisine avec mes gars, j’ai besoin de voir les produits et de les toucher. Avec l’équipe, je me suis beaucoup tempéré : je sais où je vais, je perds moins de temps. Quand il faut que ça avance vite, je ne prends pas de gants. Mais pour avoir exactement ce que l’on veut, il faut travailler avec eux. »
Le chef
Longtemps, Guillaume a gardé sa ligne de conduite dans l’assiette. Trois saveurs pas plus, histoire de ne pas s’éparpiller et de bien retrouver chacun des produits. « Et puis un vrai jus. C’est important le jus ! » Mais avec le recul, il lui semble qu’il ne va pas au bout de ses intentions. Et là, paf, le bonhomme prend un nouveau départ dans les assiettes : « Tout ce qui relève le plat, il faut doser mais y aller franco. Le Sumac, le Ras el Hanout, le citron confit… J’étais dans la subtilité à l’excès, je me suis lâché depuis : J’étais timide mais je ne le suis plus ! »
Les paysages
« La mer et la montagne sont mes deux paysages. Je suis bien ici au bord de l’eau. Je me baigne souvent après le service, j’ai tissé des liens avec les pêcheurs du Vallon. Mais je suis aussi bien au milieu du Vercors : le bon cuisinier c’est celui qui a compris l’endroit où il est. Il en découlera la cuisine qu’il faut faire à cet endroit. »
La famille
« J’ai pris cette option de voir grandir mes enfants (Emilie, Mathieu et Antoine), on voulait leur transmettre nos valeurs et je crois qu’on y a réussi. Avec Christine, l’osmose est là. Et il faut avouer que si on travaillait ensemble, on aurait à deux une force de frappe assez phénoménale. Mais au quotidien, j’ai quand même un doute. Ca nous aurait pris la tête… »
Le Liban
« Encore une histoire d’affection : il y a 15 ans mon ami le fromager Robert Bedot me propose de venir avec lui dans un Liban qui sort de la guerre. Nous avons constitué un noyau de chefs (Jean-Jacques Noguier, Jean-Christophe Lebascle…) et j’y retourne chaque année. Je me suis régalé en accueillant en septembre Cynthia Bitar venue de Beyrouth pour partager quelques services à l’Epuisette avec nous. Sans aucun doute, le Liban a influencé ma cuisine : le yaourt, les épices … Quand je suis là-bas, j’aime ce mélange de saveurs et les mezzés d’amitié, c’est convivial sur la table. Ils se retrouvent en famille, il y a une cohésion qui se crée autour du repas. »
Les étapes du bonhomme
« De Bernard Loiseau, je retiens l’abnégation : ta vie c’est la cuisine, tu dois te battre sur chaque assiette. Un homme de paradoxes aux joutes verbales violentes, un timide généreux. Après lui, j’ai failli aller chez Maximin et c’est mon grand regret. C’est le meilleur. Il a eu bien avant les autres cette façon d’approcher le produit local qui a du goût.
Grace à Loiseau, j’ai pu entrer chez Jean-Paul Passédat. Il n’a pas eu trop le choix, je crois. Il m’a dit : « je suis obligé de vous prendre puisque Loiseau m’a appelé ! ». Avec son épouse Albertine ils faisaient attention à l’accueil, au détail de nos tenues de cuisiniers. Ce sont les précurseurs. À l’époque, c’était Marseille avec la classe. Jean-Paul, c’est l’homme au grand coeur qui a su s’entourer et accueillir son fils Gérald à ses côtés. C’est lui qui m’a envoyé à Roanne, puis ce fut le tour de Troisgros de me demander où je voulais aller : « A la montagne ! ». Il m’a envoyé chez Bise, puis j’ai voulu prendre de l’altitude et je suis parti aux Fermes de Marie pour aller plus haut. »
1999, L’Epuisette. Obtention d’une étoile en 2002 : « Avec Bernard Bonnet (le propriétaire), on s’est toujours dit les choses. Il y a eu un feeling rapide, un rapport de confiance. Et ça fait 18 ans que ca dure. »
Le pêcheur : Frédéric Rossi
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« Guillaume sait comment je travaille : il s’adapte à nous et à ce que je lui apporte. »
Le cabanon farci de filets jusqu’à ras bord a hébergé cinq générations de pêcheurs. Ils étaient une quinzaine autrefois et ne sont plus que cinq au Vallon des Auffes. Depuis 1880, la famille Rossi pêche au large de Marseille. Frédéric a commencé à 15 ans, puis il a rencontré Mélanie qui venait du « Nord » : elle habitait en haut de la rue du Vallon, au numéro 54… A priori, leur fille Laura ne reprendra pas le métier.
Le rouget est fragile
« Impossible de le laisser longtemps dans le filet à maille fine. On pose à 4 mètres de fond vers 2h00 du matin, puis on va les chercher vers 6h00. Je commence par le marché aux poissons sur le Vieux–Port où je vends les pageots, les severeaux. Puis je reviens au Vallon et Mélanie livre les belles pièces mises de côté pour Guillaume. En été le rouget. Novembre et décembre, on arrive aux daurades de ligne. En hiver, on passe à la sole, au turbot et au loup. » Frédéric Rossi
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