L’empreinte de Nomicos est capitale, mais on n’en a pas forcément conscience. Un sacré parcours qui n’est pas prêt de s’arrêter. Jean-Louis n’est pas du genre à la ramener. Il se fait discret et glisse même « qu’il ne se livre pas facilement ». Et pourtant… Avec lui, on touche du doigt en quelques plats les étapes-clés, les transmissions dans un sens (Ducasse) ou dans l’autre (Donckele) de ce passeur méditerranéen qui a marqué certaines maisons de signatures indémodables. Avec une ouverture d’esprit impressionnante et beaucoup de sensibilité, le chef poursuit sa quête et confirme le virage entrepris cette année. Dans sa cuisine, on aime le voir sentir les produits avec son équipe, enseigner en permanence, échanger sur les jus en cours et discuter de la manière de cuire le poisson.
Ici, c’est la Méditerranée.
Un olivier devant la porte annonce la couleur. Le restaurant ne s’appelle plus Les Tablettes mais tout simplement Nomicos. Sur le logo, le M est en forme de vague. Un archipel de bois est posé sur la table. Trois îles sculptées aux formes rondes que l’on aime caresser pendant le repas. On est à la fois en face du Frioul et des îles grecques.
« Aujourd’hui, je prends un vrai virage : le menu vient vraiment du sud. Je ne suis plus seulement influencé par mes racines. Je suis encore plus Méditerranée qu’avant. Je connais le Reboul* par cœur (* « La cuisine provençale » de Jean-Baptiste Reboul, 1897) et je cuisine depuis l’âge de 15 ans. J’ai commencé à Marseille en faisant mon apprentissage chez René Alloin à l’Oursinade. En rejoignant Alain Ducasse, j’ai totalement plongé dans ces produits, dans ces oursins de Méditerranée… Je me sens bien dans le midi et en Corse, je cuisine beaucoup là-bas. C’est vraiment ce que j’aime et j’ai besoin de retrouver ça ici, à Paris. »
« J’ai des origines grecques. On sait très peu de choses sur mon grand-père. Il semblerait qu’il ait été recueilli par un homme qui s’appelait Nomicos à Thessalonique, mais on n’a pas de certitudes. De l’autre côté, ma grand-mère était piémontaise. A Marseille étant gosse, j’ai également baigné dans les communautés tunisiennes et arméniennes. Je ne peux donc pas résumer ma cuisine à la Provence : je préfère parler plus largement de Méditerranée. »
« Mes premières fleurs »
« Je me souviens de mes premières fleurs de courgettes farcies : c’était au Juana avec Alain Ducasse et on prenait la recette de Jacques Maximin : ail, oignons sués dans l’huile d’olive, on ajoute des peaux de courgettes, de la mie de pain préalablement trempée dans de la crème et beaucoup, beaucoup de basilic. On a un goût de courgette intense. J’adore cette farce, je la refais souvent. »
« Alain Ducasse percute plus vite que les autres »
1985 à Antibes Juan les Pins. Jean-Louis apprend aux côtés d’Alain Ducasse qui, à 28 ans, décroche deux étoiles au Juana.
« Il était déjà sur l’épure, le produit, l’huile d’olive, les Saint Pierre sortis de l’eau et les poussins sortis de l’œuf. Je le revois encore dans sa 4L qui partait au marché Forville de Cannes. Il allait chercher ses asperges violettes, les courgettes violon. A son retour, il fallait décharger les caisses en vitesse : je peux te dire que ça nous réveillait ! »
Papa est en bas…
Passer du temps avec Jean-Louis, c’est le suivre : de la cuisine à la pâtisserie, de l’avenue Bugeaud à la Fondation Louis Vuitton, réceptionner les livraisons et faire aussi un petit détour par la cave parce qu’il y a une fuite sur la pompe de relevage : « quand on est patron, on doit savoir aussi bricoler…»
On se cale dans le sous-sol pour prendre le pouls de la brigade qui mouline à fond. On n’aurait pas imaginé que ce soit si grand en bas ! Pauline est dans le bureau, Umberto, Dixon, Marco et les autres s’affairent. La soupe de roche (un peu déglacée au Ricard), est en train de se faire sévèrement pincer dans la sauteuse. Il y a des sucs qui accrochent, des casseroles partout, des bouillons, des sauces, des jus. Et des tas de produits qui arrivent de tous les côtés. Autour de nous, des fleurs de courgettes, un lapin aux olives et du rouget. Les Saint-Pierre et les maquereaux luisants passent devant nous. Jean-Louis a le nez dedans. Tous ses sens sont au contact des produits. Il contrôle les poissons, sent la viande, casse les amandes et emmène avec lui tout son petit monde.
« Qu’est-ce qu’il reste à faire ? Les champignons, c’est bon ? Il faut que je goûte. Ensuite, on fait la farce à fleurs ensemble et je m’occupe du bouillon de tomate. Et l’huile de verveine : Elle est faite ? T’as goûté ? Elle est bonne ? »
Aujourd’hui, on change tous les plats du menu : les cuisiniers ne sont pas dans leur zone de confort. En salle, Jennifer est là depuis huit ans et considère le chef comme un deuxième papa. Gabriel, Victor et Julien installent les îles de bois sculptées sur les tables, le fleuriste vient remettre des branches d’olivier dans les vases.
Le fenouil du Sud
La farce pour les fleurs de courgettes peut également servir pour les mini barbajuans : ail, oignons sués à l’huile d’olive, poireaux, vert et blanc de blettes, courgettes, ricotta et parmesan, marjolaine fraîche. Des petits bonbons croustillants.
Le pâtissier arrive avec une assiette : « Chef, pour la pissaladière, je suis prêt», annonce Jérémy. Il faut tester les différentes options de tailles et l’épaisseur. Jean-Louis veut qu’elle soit plus croustillante qu’avant, fine et longue. « Plus c’est fin, mieux c’est. C’est une pâte à huile : Farine, huile d’olive, eau et sel, pas de levure. Et dessus, piment d’Espelette, origan. Ça part au four entre deux plaques. » Le Saint-Pierre sera servi avec des artichauts poivrade tournés au dernier moment et émincés, sautés crus à la minute. Il sera cuit en vapeur de fenouil « d’en bas » : « ce fenouil-là vient du Sud, il n’a pas le même parfum. »
La Fondation Louis Vuitton
Le chef est toujours partant pour des activités qui vont le faire avancer sur son métier de cuisinier mais il ne faut pas se disperser. A dix minutes du restaurant gastronomique de la rue Bugeaud à Paris, (Nomicos, 1* et 15/20 au G&M), il y a Le Franck à la Fondation Louis Vuitton, immense palais de verre où il imagine des éditions limitées en écho aux expositions d’oeuvres contemporaines. Ce jour-là, une religieuse au calamansi dont le fondant multicolore est inspiré d’une peinture de Takashi Murakami que l’on pouvait voir à la galerie cet été. Jean-Louis va pratiquement tous les jours à la fondation.
Cela l’oblige à switcher entre ses différentes créations et lui permet aussi de prendre l’air entre deux services. Il ne délègue pas beaucoup, c’est plutôt lui qui imagine les plats au départ. En même temps, il adore « poser son idée sur le passe et la confronter avec toute l’équipe. Ils valident ou pas, ils amènent des modifications… J’aime bien faire ça avec eux. »
La filiation Nomicos/Donckele
Durant son époque Lasserre (2001/2009), Jean-Louis crée des recettes qui resteront des incontournables comme la langoustine au miel de châtaignier ou la tarte soufflée au chocolat, encore aujourd’hui un classique de l’établissement. Et puis un jeune arrive dans la brigade :
« Alain Ducasse nous avait proposé de prendre Arnaud Donckele. C’était mon chef adjoint, il est resté avec moi pendant trois ans. Qu’est-ce que je lui ai mis ! Quand il m’en parle, je m’en rends compte… Je voulais le pousser dans ses retranchements, je voulais qu’il aille au bout et c’est ce qu’il a fait. Je n’ai jamais trouvé un collaborateur aussi proche de moi, aussi sensible. »
Arnaud a 25 ans lorsqu’il rejoint Jean-Louis qui reste l’une de ses plus belles rencontres : « Il m’a appris à construire une véritable philosophie culinaire, à réfléchir à la manière de créer patiemment sa propre identité. Et cela ne prend pas trois ans mais plutôt cinq à dix ans ! Jean-Louis m’a fait comprendre pourquoi ma cuisine devait ressembler à ce que je suis et à ce que j’ai dans le cœur. Il est lui-même en ce moment en train de se renouveler totalement, entre son passé déjà très riche et tout ce qu’il souhaite raconter aujourd’hui. Je l’appelle toujours “chef ” et c’est l’une des personnes les plus importantes de ma vie. »
Voyage à St Tropez
Jean-Louis se souvient de ce jour où il est venu à la Pinède. Thierry Di Tullio n’a pas dit à son équipe de salle qui est ce client un peu spécial. On lui explique que ce plat, « La Zitone », est un hommage d’Arnaud au chef Jean-Louis Nomicos qui lui a transmis cette recette quand Arnaud a quitté Lasserre. Le chef est ému mais pudique. Avec beaucoup d’humilité, il est surpris de saisir en direct la valeur symbolique de cet héritage.
Encore aujourd’hui, c’est un peu difficile pour lui d’en parler :
« J’entendais mon nom pendant le dîner, je ne comprenais pas trop pourquoi les chefs de rang parlaient de moi aux autres tables. C’était un moment très spécial… »
La Zitone en héritage
Samedi 10 mars 2004. Dans quelques jours, Arnaud Donckele quitte Jean-Louis Nomicos pour prendre son premier poste de chef à La Pinède. « C’est la fin de notre dernier service ensemble. Jean-Louis ferme la porte du bureau et me dit : “Tu sais, depuis que je l’ai créé à La Grande Cascade en 97, le Macaroni a souvent été repris, copié… Aujourd’hui ça me ferait plaisir de donner vraiment cette recette à quelqu’un que j’aime profondément. Je voudrais que tu l’emmènes avec toi à St Tropez.” J’ai promis de la garder. Je ne savais pas encore comment je me l’approprierais ni ce que je modifierais tout en gardant les marqueurs essentiels : la pâte, la truffe et le foie gras. Il est deux heures du matin, nous sommes là comme deux gamins, on pleure à chaudes larmes une coupe de Champagne à la main. »
« Je revois ce moment : son émotion de me la donner, mon bonheur de la recevoir, notre tristesse de se quitter. » Arnaud Donckele
Un menu chez Nomicos
Un grand menu chez Jean-Louis est un voyage dans le temps et dans sa tête : chaque plat ressemble à des étapes de sa vie et l’ensemble raconte le cheminement du cuisinier.
La fleur de courgette représente le premier Nomicos, période Riviera, Ducasse. Avec la pissaladière et le rouget, on garde la chaleur et la générosité méditerranéenne et en même temps une certaine légèreté, la saveur de la marjolaine, la fraîcheur des herbes du midi. Période suivante très culottée : l’aubergine brûlée/maquereaux marinés ressemble à un tableau graphique noir rouge et jaune. On dirait un Calder ou un Kandinsky. Arrive le macaroni, étape intemporelle. La gourmandise ne peut pas se démoder. Un petit côté régressif. L’émotion de toucher enfin à la recette originelle qui a 20 ans cette année. Enfin, avec l’assiette « comme une bouillabaisse » on retrouve le Nomicos Marseillais : l’iode et les palourdes, la rouille, les pommes de terre, la soupe bien tomatée. On termine par la tarte soufflée au Guanaja, un classique souvent repris.
- « Tu dessines tes plats ?
- J’ai bien dû tenter ça sur une période, mais on est des cuisiniers, tu sais… On a besoin de toucher les produits.
- Comment tu fonctionnes ?
- C’est plutôt à l’instinct. Je me fais livrer, je mets les produits devant moi, je réfléchis et je les travaille. »
Un menu chez Nomicos
- Croustillants aux herbes amères
- Royale de poivron doux, riz de Camargue, fèves
- Fleurs de courgettes farcies aux courgettes et aux amandes fraîches
- Pissaladière de rougets, condiment pois-chiche
- Aubergine brûlée et maquereaux marinés, poivrons confits, tuile de pois-chiche
- Macaroni truffe et foie gras
- Comme une bouillabaisse : poissons de Méditerranée, palourdes et carabineros, pain soufflé à l’encre de seiche et farci de rouille
- Fraises Gariguette dans leur jus cuisiné, émulsion de fromage blanc, sorbet fraise et verveine fraiche.
- Tarte soufflée au chocolat Guanaja
Voir également : recette de la tarte Soufflée au chocolat Guanaja par Jean-Louis Nomicos
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