Touché par la citation d’une petite fille qui sortit cette jolie phrase en mangeant une glace au chocolat, le chef se jura qu’un jour, s’il fondait sa propre maison, il l’appellerait « Ma Langue Sourit ». C’est ainsi que Cyril Molard, chef-propriétaire de « Ma langue sourit » et membre de l’Association Les Grandes Tables du Monde au Luxembourg, s’est installé dans une maison en bordure de forêt. Depuis, il s’investit de tout son cœur pour que ses clients ressentent l’engagement qu’il met dans ses plats. Un sensible, un entier, un vrai. Portrait de Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » par Le Cœur des Chefs.
C’est l’histoire d’un Vosgien, fils de boucher et charcutier lui-même, formé par Guy Krenzer, ayant travaillé avec Emmanuel Renaut et Edouard Loubet avant d’arriver par hasard au Luxembourg. Il n’en est plus reparti, retrouvant ici les sapins de son enfance. Cyril Molard a fondé sa propre maison et y réalise une cuisine lisible et qui ne triche pas, très végétale mais sans oublier ses débuts. Avec lui, nous parlons de son identité culinaire, de son engagement responsable, de l’accueil du restaurateur et de la flexibilité du cuisinier. Il nous raconte aussi “une belle claque“ chez un membre (chez Peter Goossens à Hof Van Cleve, aujourd’hui repris par son second Floris Van Derveken), et sa prochaine destination (chez David Toutain à Paris).
Des Vosges au Luxembourg
Cyril Molard est né dans les Vosges, à Neufchâteau. (Donc bien sûr, nous avons parlé du pâté lorrain…) Son papa était charcutier et son grand-père avait créé la coopérative agricole l’Ermitage, où des sapins verts étaient dessinés sur les seaux de crème, et a longtemps été le Président d’honneur de la laiterie de Bugnéville. « D’une certaine manière, le Luxembourg, c’est un peu comme les Vosges : j’y retrouve la forêt et les sapins verts. »
« C’est un hasard complet si je suis venu au Luxembourg, mais j’ai voulu y rester. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
De Guy Krenzer à Emmanuel Renaut
Guy Krenzer l’emmène au Lapérouse, puis il poursuit avec Emmanuel Renaut à Londres. Au moment où il travaille chez Edouard Loubet, son père tombe malade : « Je suis parti l’aider à la boucherie familiale. Comme j’étais charcutier de métier, cela ne m’a pas posé souci. Ensuite, quand j’ai cherché du travail, j’ai trouvé une place au Luxembourg à La Lorraine, en tant que sous-chef de Patrick Käppler, un ancien de Robuchon. » Cyril Molard poursuit son chemin à l’Hôtel Le Royal et y reste huit ans, puis quitte son poste de chef exécutif pour créer son propre restaurant, en bordure de forêt.
« Une place de chef dans un grand hôtel, c’est assez confortable mais ce n’est pas chez toi. Et puis je voulais pouvoir un jour me retourner sur ma vie et me dire : “j’ai construit ça.“ Il était nécessaire de partir. J’ai pensé à mon enfance chez mes parents, j’ai pensé à mes enfants. Il fallait le faire. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
Les risques pris par le chef-propriétaire
« Je suis parti de rien pour acheter un fonds de commerce qui était à ma portée. Celui-ci était un peu éloigné, mais c’était pas mal. Il était bien placé, pas loin du centre-ville et au bord de la forêt. J’ai été locataire pendant huit ans et puis la propriétaire a voulu vendre. (Et au Luxembourg, il n’est pas évident de pouvoir poursuivre ton activité si les murs changent de propriétaire.) Alors j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé à la banque. En 2017, on a acheté toute la bâtisse et on a tout refait. On a pris de gros risques, mais c’était à nous. Avec ma femme, on ne le regrette pas maintenant, mais au début il y a eu des larmes. Quand tu es seul et que personne ne t’aide, quand tu te débrouilles sans appui, il faut du courage. Et plein de choses positives sont arrivées après ça.»
Le nom « Ma Langue Sourit »
« J’avais lu cette anecdote dans un tout petit livre de citations culinaires de célébrités et de gastronomes, un ouvrage que j’ai toujours près de moi depuis plus de vingt ans. On y trouve la phrase d’une petite Julie de quatre ans qui, en mangeant une glace au chocolat, décrit à sa maman le bonheur que cela lui procure : “ma langue sourit ! “. Ça m’a touché et je me suis dit que si un jour, j’avais la chance d’avoir mon propre restaurant, je l’appellerais comme ça. »
Ce que j’aime le plus dans ma maison
« C’est une maison assez particulière avec une ambiance très rassurante. On a le souci du détail, dans la matière, les fleurs et la poterie sur table et les peintures de Stéphane Thomas. Et puis dans le jardin derrière le restaurant, on a mis un fumoir et des ruches. C’est un endroit silencieux et apaisant où je me sens bien. »
Une atmosphère particulière
Ici, même si je suis en bordure de forêt, je n’aurai jamais la mer et je n’aurai jamais le Mont Blanc en face de chez moi ! Donc, il fallait aller sur autre chose. Je ne voulais pas être ostentatoire, nous sommes plutôt allés sur le sens du détail. Tu ne peux pas tout maîtriser, mais tu donnes tout ce que tu peux pour mettre quelque chose dans l’air, une atmosphère dans laquelle le client se sentira bien. Ça se joue dès que les gens rentrent dans la salle.
« Lorsqu’on est chef-propriétaire, on doit faire tourner notre maison financièrement et faire en sorte que nos clients reviennent. Tout se joue là ! »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
L’accueil du restaurateur…
« Quand les gens viennent manger chez toi, ils doivent sentir qu’ils sont vraiment accueillis. C’est le premier regard, c’est la douceur, c’est l’écoute aussi, pour garder une petite distance s’ils le souhaitent. On n’essaie pas d’en faire de trop. On les accueille simplement, sans être extravagant. À un moment, tu sens quand tu es dans le ton juste. »
…et la flexibilité du cuisinier
« Et puis nous sommes très flexibles : Je suis un cuisinier, je suis là pour faire plaisir. Quand quelqu’un n’aime pas un ingrédient, je suis capable de lui faire autre chose à la minute. C’est mon devoir en tant que chef d’entreprise et en tant que cuisinier. Et nos clients sont très sensibles à ce sur-mesure de l’instant. »
Une anecdote au Louis XV : « Il y a quelques années, le directeur de salle du Louis XV-Alain Ducasse à l’Hôtel de Paris (certainement Michel Lang, NDLR), entend une dame à table qui parle de son dessert préféré, il me semble que c’était le Paris-Brest. Il file alors en pâtisserie et demande si c’est possible d’en lancer un. À la fin du repas, cette dame a son Paris-Brest qui n’était pas du tout à la carte, évidemment… Et ça, c’est vraiment la pure classe. Cette semaine, j’avais une cliente qui adore les artichauts. Je n’en avais pas au menu mais je lui ai cuisiné un artichaut improvisé, juste pour le plaisir de lui faire plaisir. Et elle était contente. C’est quelque chose que l’on peut faire quand la maison t’appartient. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
Les enfants à table : « La question des enfants à table est capitale. Tu ne peux pas annoncer que les enfants ne sont pas les bienvenus dans ton restaurant ! Chaque fois que les gens arrivent en famille chez nous, on fait venir les enfants en cuisine, on les assoie sur le marbre de la pâtisserie et on leur fait leur dessert. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
La cuisine est une alchimie
Avant de parler identité culinaire, on aborde avec Cyril Molard la thématique de l’engagement de son établissement. Et pour lui, cela commence par la saisonnalité : « C’est la base. Le premier critère qui compte. 90% de nos produits viennent des alentours. On travaille beaucoup avec Les Paniers de Sandrine, juste à côté à Munsbach, nous sommes amis depuis longtemps et je suis souvent dans son jardin. Ensuite, le Luxembourg a pas mal d’avance sur le plan environnemental, un côté germanique sans doute. Le tri sélectif est réalisé depuis longtemps et tous nos déchets alimentaires partent vers une usine qui les traite pour produire de l’énergie. »
Le lien entre le cuisiner et son client, c’est le goût.
« Pour trouver sa voix et son style, cela prend du temps. Ma ligne, c’est de cuisiner ce que j’ai envie de manger. Je ne cuisine pas pour que ce soit beau, je cuisine pour que ce soit bon. Je me mets à la place du client : si j’étais assis là, à cette table, aurais-je envie de ce plat ? Et si je répondais non, je ne l’enverrai pas. »
« Meraki est un mot grec qui signifie “Donner le meilleur de soi, s’investir totalement avec tout son cœur et de toute son âme. “ Et j’adore cette formule, je crois que ça me caractérise un peu dans ma manière de cuisiner et d’accueillir mes clients, dans cet engagement que nous mettons dès le départ avec mon équipe. J’ai donné le nom “meraki“ au menu. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
Donner le meilleur de soi
« Je souhaite que mes clients réalisent en mangeant que j’y ai mis tout mon cœur, sans tricher : quelque chose de profond, de l’amour. On cuisine pour qu’ils se fassent plaisir, mais s’ils ressentent le sentiment du chef et l’engagement qu’il met dans ses plats, ce sera le plus beau des compliments, la plus belle chose que l’on puisse nous dire, parce que cela signifiera que nous sommes connectés. »
« J’imagine la cuisine comme une palette de peinture que l’on tient dans sa main. On découvre ses couleurs, on s’améliore et on avance. J’ai beaucoup travaillé sur ma propre palette, en essayant de synthétiser mon propos, en mettant moins de goûts différents dans l’assiette, mais en veillant à ce qu’ils soient nets et profonds. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
La lisibilité
« J’essaie d’avoir une cuisine très lisible, pour que les gens sachent ce qu’ils mangent. Même si c’est technique, même s’il y a de l’originalité, on doit comprendre le plat tout de suite. Quand on annonce tonka, betterave et langoustine, vous devez le ressentir au palais. C’est ce que j’essaie de faire, en tous cas. Et d’ailleurs, dans des appellations de cartes, le temps où l’on mettait des mots hyper compliqués est révolu : il faut être plus simple que ça. »
« J’ai longtemps travaillé avec Emmanuel Renaut : chez lui, la technique ne se voit pas. Elle est très présente, mais on n’est pas là pour en mettre plein la vue. Je ne tiens pas à ce que nos clients intellectualisent chaque plat. Je préfère qu’ils se disent : “ Je ne sais pas comment c’est fait, mais c’est super bon. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
Un plat pour lequel vous avez une affection particulière ?
« Le sorbet épinette est une signature de ce restaurant. Parce que c’est chez moi, avec les branches de sapin, le jus de pomme et le jus d’oseille. Ça me ressemble, tu as vraiment l’impression de marcher dans la forêt. Pour nos clients, c’est une émotion très particulière qui les marque durablement. »
La petite histoire du sorbet épinette ? « L’histoire est très simple : cela part d’un souvenir de Copenhague. Je vais à Noma et je goûte un bouillon épinette, (il doit figurer dans son premier bouquin, je pense.) Quel voyage quand tu manges ça ! Il y a des plats qui te transportent vraiment, où tu es ailleurs. On a ensuite beaucoup travaillé avec mon pâtissier pour mettre au point un sorbet vert avec du sapin de Douglas, au parfum de citronnelle, une variété que l’on a pas mal au Luxembourg. Le sapin, la citronnelle, l’oseille et la pomme : pour nos clients, c’est une émotion très particulière. Ce dessert me caractérise vraiment, c’est sûr et certain. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
« Le plus dur, ce n’est pas la création des plats, c’est la répétition et la régularité. »
Cyril Molard, « Ma Langue Sourit » au Luxembourg
Le métier de charcutier dans l’âme
« Nous avons un très beau menu végétal, et nous sommes aujourd’hui reconnus pour ce travail réalisé avec les maraichers locaux comme Sandrine Pingeon*. Mais je suis un charcutier de métier, alors il y aura toujours un peu de viande chez moi, à commencer par le pâté croûte à l’apéritif ! De cet apprentissage, je garde aussi le goût des saucisses et du pithiviers, avec la croûte imbibée de jus de viande. Chez mon père, nous participions au concours du meilleur pâté lorrain, et j’en ai fait un paquet ! Guy Krentzer m’avait dit : “Tu auras toujours la charcuterie dans l’âme“, et il avait raison : c’est un métier que je garderai toujours avec moi. Il m’a mis au garde-manger lorsqu’il a passé son concours de Meilleur Ouvrier de France Charcutier et il m’a poussé vers la cuisine, comme lui l’avait fait avant moi. J’ai mon diplôme de charcuterie mais la cuisine, je l’ai apprise par l’observation, la discussion et surtout la curiosité. »
Le souvenir d’une « belle claque » chez un membre des Grandes Tables du Monde ?
« Chez Peter Goossens à Hof Van Cleve, aujourd’hui repris par son second Floris Van Derveken. J’en garde un souvenir inoubliable. Je me suis demandé comment il avait fait pour être aussi bon et aussi précis sur la durée, au sommet du sommet ! Sa langoustine m’a vraiment marqué. J’ai été très impressionné. »
Votre prochaine destination chez un membre des Grandes Tables du Monde ?
« J’ai très envie d’aller chez David Toutain à Paris, un tout nouveau membre, et d’échanger avec lui. C’est quelqu’un de vrai, de discret, qui n’est pas dans la séduction : On se connaît peu mais je suis sûr que ça va coller entre nous. Je le sens ! »
L’état d’esprit des Grandes Tables du Monde
« Quand on se voit entre membres des Grandes Tables du Monde, c’est toujours très fraternel. On se connaît tous assez bien et il y a un immense respect des uns envers les autres. On a des discussions fabuleuses. Nous sommes juste dans la joie de nous retrouver et surtout dans la curiosité de se parler. On essaie de voir comment avancer ensemble et où on peut progresser. J’ai rêvé d’y être pour ça, pour ces échanges. Le Congrès (qui se déroulera cette année à Milan, du 13 au 15 octobre), est une occasion unique de partager des moments incroyables avec des gens formidables. Tu peux y discuter longuement avec Madame Haeberlin, Jonnie Boer ou Daniel Boulud. L’idée de départ de cette association, c’est l’amitié. Depuis 70 ans, elle est toujours au coeur du moteur qui nous anime et c’est ça qui fait toute la différence. »
- Les Paniers de Sandrine, Sandrine Pingeon 266 rue principale, Münsbach, Luxembourg
- Auberge de l’Ill, Marc Haeberlin
- Hof Van Cleve, Floris Van Derveken
- Jonnie Boer, restaurant De Librije à Zwolle, aux Pays-Bas.
- David Toutain à Paris
crédit photos : @Aurélio Rodriguez, @lucas muller et @eleonore arnold