Recevoir Adeline Grattard sur la scène du Sirha Food Forum pour les 20 ans d’Omnivore a été l’occasion de creuser avec la cheffe de Yam’Tcha la nature même d’une cuisine franco-chinoise dont la mise en place bien calée laisse la part belle au spontané. Au menu également, la communication de la gastronomie : la plus discrète de notre profession, totalement hors-système, nous a donné sa vision et avec son recul, on y voit plus clair. Pour aller plus loin, lire la revue semestrielle Le Coeur des Chefs Numéro 15, (parution Avril 2024).
Adeline Grattard est totalement hors-système
Un talent instinctif reconnu par tous, et la plus grande discrétion du monde de la gastronomie. Concentrée sur sa cuisine et non sur son image. Notre entretien avec la chef de Yam’Tcha, Adeline Grattard, a permis de décrire son écosystème et de présenter une partie de l’équipe soudée. Nous avons creusé avec elle la nature même d’une cuisine franco-chinoise dont la mise en place bien calée laisse la part belle au spontané, même si en ce moment, Adeline est en salle, et cherche du personnel motivé pour ses deux établissements. Au menu également, la communication des chefs : « Je n’ai pas pris le train de l’agence qui travaille votre image sur mesure. Certes nous avons besoin de communication, mais je n’ai pas très envie de rentrer dans cette logique. »
Pour l’écouter ou la lire, deux options :
Bref, pour écouter l’entretien, voir la vidéo ci-dessous, et pour le lire, rendez-vous sur la revue semestrielle Le Coeur des Chefs Numéro 15, (parution Avril 2024). En bonus réservé aux abonnés, vous trouverez également un article sur son parcours, la naissance du goût pour ce métier et sa période « Astrance » avec Pascal Barbot. Prêts pour le départ ?
Séquence « émotion »
Enfin, c’était aussi l’occasion de revenir sur les vingt ans du festival Omnivore puisqu’elle était là dès le début. Luc Dubanchet nous a rejoint pour évoquer sa première rencontre et lui apprend que c’est Pascal Barbot qui l’a appelé pour lui dire qu’il était indispensable qu’il aille, avec Sébastien Demorand, goûter la cuisine d’Adeline.
L’émotion d’Adeline Grattard quand Luc Dubanchet lui confie qu’il y a quinze ans, Pascal Barbot l’a appelé : « Tu DOIS aller découvrir Yamtcha ! »
Les vingt ans d’Omnivore
Tu étais là dès le début d’Omnivore, quels souvenirs en as-tu ? En quoi est-il un festival à part pour toi ?
« Je suis très contente d’être à nouveau présente ici. Je pense qu’Omnivore a toujours donné aux chefs le moyen de s’exprimer, que ce soit par une démonstration en cuisine ou une analyse avec l’histoire de leur parcours. Les interviews ont toujours été bien menées. Je me souviens avec émotion de Sébastien Demorand, qui mettait le feu sur scène, et de Luc Dubanchet. C’était des vrais. Ils adoraient manger et derrière, ils écrivaient comme des fous sur leur passion, sur les produits. Par leur talent d’écriture, ils ont été inspirants. »
Luc Dubanchet m’a parlé des premières scènes Omnivore avec toi en me confiant qu’il était très ému “par la force du propos” : quel souvenir en as-tu ?
« Je me rappelle surtout avoir été complètement tétanisée à chaque fois que je montais sur scène. Je me souviens avoir fait brûler une sauce en direct devant toute la profession. C’était terrible. J’ai cuit un poulet Coucou de Rennes, parce que je voulais démontrer qu’en dix-huit minutes, on pouvait avoir une cuisson parfaite entre cuisse et suprême. Je tenais absolument à présenter cette technique qui marchait très bien dans mon restaurant. Mais je me suis aventurée à faire d’autres préparations en parallèle : j’ai lancé ma sauce crème au Shaoxing et le vinaigre de riz noir. Celui-ci brûlait devant tout le monde. Dans le public, pourtant, j’entendais vaguement qu’on m’alertait ! Mais je n’écoutais rien car j’étais concentrée sur mon four et sur ce que je devais dire. Finalement, j’ai réussi ma cuisson de mon coucou et j’ai même reçu les félicitations de Jean-François Piège pour cette “cuisson incroyable”… Mais pour moi, ça ne changeait rien : j’avais brûlé mon vinaigre. Je suis sortie en pleurant, c’était horrible. Aujourd’hui c’est une simple anecdote, mais pour moi c’était un moment fort ! »
Le souvenir puissant d’Adeline Grattard sur scène : « Tu imagines qu’il est difficile de ne garder qu’une image de ces moments-là. Il y a peut-être 2000 personnes qui sont passées sur la scène Omnivore en vingt ans. Mais j’ai quand même un souvenir important à partager, cette émotion folle à l’issue d’une démonstration d’Adeline Grattard : la force du propos et les gens subjugués par cette fluidité passionnée. »
Luc Dubanchet
Luc Dubanchet, quel souvenir as-tu d’Adeline, pétrifiée avant d’entrer sur scène ?
« Moi je n’ai pas du tout ce souvenir-là ! J’ai le souvenir de ce qu’elle est : une cheffe déterminée avec un charisme et des mots incroyables. Je la revois encore à la Mutualité, embarquer complètement le public avec elle. Il y a eu une standing ovation à la fin de sa démonstration. On ne ressentait pas son stress parce qu’Adeline a cette chose particulière, qui je crois est symptomatique des personnalités que l’on aime présenter à Omnivore : c’est sa singularité, sa capacité à croire en elle en construisant sa cuisine. »
« Moi, je me souviens surtout d’avoir cramé mon vinaigre de riz ! En répondant à Sébastien Demorand, j’en avais un peu oublié mon vinaigre. J’ai entendu des ça brûle ça brûle ! Et ça avait fait rire tout le monde. Mais heureusement, ma cuisson de ma poule Coucou de Rennes, avec sa sauce au vin de Shaoxing, était réussie ! »
Adeline Grattard
Petit dialogue des « jamais dit »
Luc Dubanchet : « Adeline, tu vas peut-être l’apprendre aujourd’hui, mais un jour, j’ai reçu un coup de fil de Pascal Barbot qui m’a dit : “j’ai quelqu’un qui est passé chez moi et qui va ouvrir son restaurant, il faut que tu y ailles, car ça va être magnifique mais il ne faut pas qu’elle sache que c’est moi qui t’y envoie”. Cela ne m’était jamais arrivé de recevoir un coup de fil d’un chef qui me dit d’aller absolument dans un restaurant qui n’est pas le sien… »
Adeline Grattard : « Ah ça, je n’en savais rien ! C’est très émouvant d’apprendre ça maintenant ! Moi, je me souviens très bien de toi avec Sébastien Demorand, quand vous veniez manger à l’Astrance il y a vingt ans : vous ne décolliez jamais de table avant 17h…»
Luc Dubanchet : « On restait longtemps à l’Astrance car nous étions en échange constant avec Pascal Barbot, pour comprendre ce qui se passait en cuisine à cette période-là, et c’est comme ça aussi qu’Omnivore est né. Et si nous fêtons ensemble les 20 ans d’Omnivore, c’est aussi grâce à ces moments-là. »
Notre entretien avec Adeline Grattard, Yam’Tcha sur la scène d’Omnivore est à revoir ici :
L’identité culinaire de Yam’Tcha
Fidèles à l’ADN du Cœur des Chefs, nous creuserons avec Adeline Grattard l’évolution de son identité culinaire : la nature même d’une cuisine dont la mise en place calée laisse la part belle au spontané, les racines franco-chinoises, la réflexion avec Chi Wah qui a donné naissance à un restaurant, un bistrot et une boutique.
Aller en salle pour gagner en précision
Mais, avec les aléas du manque de personnel, Adeline s’est retrouvée en salle et même si elle se sent mieux en cuisine, elle y a trouvé des points positifs pour gagner en précision
La communication des chefs, selon Adeline Grattard
Adeline Grattard à Yam’Tcha est totalement hors système. Et cela lui donne un recul fort sur l’agitation gastronomique de nos réseaux sociaux. D’elle-même, elle se décrira même comme has been sur la communication. La plus discrète de nos cheffes de cuisine a une position très personnelle sur la question : cela ne l’intéresse pas.
Sur ce thème, elle est « à l’ancienne »
« Je pars du principe que c’est notre travail qui doit parler de nous, que les gens viendront d’eux-mêmes si on fait une bonne cuisine. Il faut reconnaître que nous avons eu dans le parcours Yam’Tcha l’étape capitale de Chef’s Table (Netflix) qui a eu un effet sur notre clientèle internationale. Depuis ce film, certains sont capables de faire l’aller-retour depuis les USA pour manger chez nous. Mais je n’ai pas pris le train de l’agence de communication qui travaille votre image sur mesure. Certes nous avons besoin de communication, mais je n’ai pas très envie de rentrer dans cette logique. »
Le recul d’Adeline Grattard
C’est sans aucun doute la cheffe la plus discrète que l’on connaisse. Son regard, et son recul, sur l’utilité (ou non) d’avoir des médias et des événements qui parlent autrement de gastronomie enrichissent notre réflexion collégiale.
Son regard sur l’utilité (ou non) d’avoir des médias et des événements qui parlent autrement de gastronomie enrichissent notre réflexion collégiale. Lors de notre entretien du 10 septembre sur la scène du Sirha Food Forum, nous lui demanderons de quelle manière elle voit ce petit monde évoluer.
« Il y a à Omnivore une analyse qu’il n’y a pas toujours dans les autres évènements. C’est un festival qui présente la vision des chefs. C’est très cuisine et très produit. Et à l’époque, c’était déjà moderne. »
Adeline Grattard
L’écosystème Yam’Tcha de Adeline Grattard
Dans la famille « Grattard » à Paris, nous avons le restaurant « Yam’Tcha » rue St Honoré, le bistrot « Lai’Tcha » rue du Jour et la boutique Yam’Tcha (maison de thé) rue Sauval.
Chi Wah Chan, Maître des Thés, officie à la boutique et transmet l’art de la cérémonie des thés. Enfin, Lai’Tcha est un bistrot chinois qui pratique aussi la vente à emporter.
« Nous avons des clientèles totalement différentes« , explique Adeline. « Il y a d’une part les habitués du restaurant gastronomique Yam’Tcha, puis ceux qui viennent chez Lai’Tcha pour y manger sur place et d’autres qui aiment prendre à emporter. Mais avant tout, nous sommes des restaurateurs. L’expérience du restaurant, c’est une bonne cuisine, de bonnes bouteilles et un service qui s’occupe de vous avec attention. Recevoir le client : c’est ce que nous savons faire, et c’est ce que nous aimons faire. »
La part du spontané
« A YamTcha, j’ai besoin de faire les choses en amont, que la mise en place soit calée pour que je puisse être libre de ce que je mets au dernier moment dans le wok. Je me réserve cette partie de liberté où je patouille et je bricole. Toute la partie précédente doit être parfaitement maîtrisée vu que je ne sais pas moi-même où je vais ! »
Adeline Grattard
Le « temps de prendre du temps ».
Sur la carte du Laïtcha, Wonton, Ha Kao crevette et raviolis de bœuf (plat de côtes, poivre de sichuan, ciboulette chinoise, ail et vin de Shaoxing, cuits à la vapeur, sauce pimentée ou vinaigre noir)… L’équipe travaille sur l’organisation, mettre au point les raviolis, les goûter et bien cadrer les recettes : « Je suis moins présente au service sur Laïtcha, nous avons donc besoin d’avoir des recettes techniquement calées, applicables et appliquées chaque jour. Cela engendre un vrai confort de travail pour l’équipe. Pour chaque recette, je me suis occupée de bricoler ma première farce puis mon second a mis en place l’aspect « régularité » de la chose. J’aime plutôt changer mes plans à la dernière minute, alors les pesées ce n’est définitivement pas mon truc ! »
https://www.yamtcha.com
Retour sur… Yam’Tcha pendant le Covid
Pendant le confinement, nous avions interrogé Adeline Grattard sur son sentiment pendant cette période. Discrète, sélectionnant avec attention ses interventions, elle avait bien voulu nous répondre pour raconter son quotidien. Elle reconnaissait alors que ce n’est pas une cuisine très épanouissante qu’elle a réalisée pendant tout ce temps, très loin de son style libre et spontané. Elle a puisé dans ses ressources pour en tirer du positif. Mais celui qui allait lui faire baisser les bras n’était pas né. Même si l’activité du restaurant gastronomique lui manquait terriblement, elle a fait en sorte d’exploiter ce temps donné pour préparer les changements qui s’imposaient.
S’adapter pour rebondir
Avec la pandémie, la cuisine impulsive d’Adeline Grattard, ce talent vif et personnel du « je jette mes trucs dans mon wok » en avait pris un coup. Il a fallu s’adapter à la mise en place que nécessite la cuisine à emporter et faire son deuil momentané de ce plaisir du restaurateur de recevoir les gens chez soi. Malgré tout, la famille Yam’Tcha a su tirer du bon de cette période. Laïtcha est resté actif pour la vente à emporter de nems, raviolis et dim sum, pendant que les baos salés et sucrés continuent de passer par la fenêtre de la boutique.
« Quelques habitués de Yam’Tcha se sont retrouvés chez Lai’Ttcha pour prendre des plats à emporter mais il leur tardait de revenir passer du temps à table. Recevoir le client : C’est là-dessus que nous mettrons toute notre énergie dès la réouverture. »
« Je n’aime pas du tout cet espace-temps qui s’est introduit entre le plat et celui qui le mange, ce délai entre “je le mets dans la boite“ et la dégustation que je ne maîtrise plus. Cette crise n’a fait que dégrader la précision de la gastronomie et le travail des produits d’excellence. »
À l’époque Adeline décrivait parfaitement ce que l’on avait alors perdu, culinairement parlant : « La précision des cuissons et des sauces, le dressage et le service… Tout cela nous manque et manque surtout à nos clients. Contraints, nous avons appris à cuisiner autrement. Avec beaucoup d’anticipation, nous avons essayé de faire des choses qui se tiennent en pensant au transport et au réchauffage, en utilisant beaucoup d’emballages. Mais dans ces conditions, il est difficile de rester libre et spontané. »
Redonner le choix au client
En 2021, Adeline a senti comment pourrait tourner le vent des années d’après-Covid : « Tant sur le temps passé à table que pour le budget qui y est consacré, le repas de midi va certainement être durablement impacté. Les gens ont pris l’habitude de manger sur le pouce en télétravail et nous devons être plus souples : la formule unique du déjeuner n’est plus d’actualité. Nous allons redonner le choix du menu au client. »
Recrutement : Yamt’Cha et Lait’Cha sont à la recherche de chefs de rangs : si vous souhaitez rejoindre les équipes d’Adeline Grattard, écrivez à l’adresse suivante : direction@yamtcha.com
Crédits photos : Portrait Adeline en ouverture, à LaiTcha : ©Le Coeur des Chefs. Autres visuels : White Mirror pour Omnivore, Edouard Caupeil, The Social Food pour les photos de Yam’Tcha et Romain Guittet/Sirha Food pour la photo lors du festival Omnivore. Ces textes et visuels sont sous copyright : merci de ne pas utiliser sans autorisation.